De l'envoi du manuscrit de Voyage au bout de la nuit en 1931 à cette dernière missive adressée la veille de sa mort, ce volume regroupe plus de deux cents lettres de l'auteur aux Éditions Gallimard et réponses de ses interlocuteurs. Autant d'échanges amicaux parfois, virulents souvent, truculents toujours de l'écrivain avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan « L'Anémone Languide » et Roger Nimier, entre autres personnages de cette « grande partouze des vanités » qu'est la littérature selon Céline.
L'avis de Fred : Bon bah en un mot, et bien détaché : pas-sion-nant ! C'est vraiment énorme de pouvoir se plonger dans la correspondance d'un écrivain de la taille de Céline, étalée ici sur 30 ans. Ce qui m'a frappé c'est de voir à quel point il s'est battu pour son oeuvre, ses livres, ses "chefs-d'oeuvre, ses ours" comme il les appelait lui-même, à quel point son plus grand combat, finalement, aura été qu'ils soient réédités et propagés le plus possible, et de défendre son style. Dès qu'il est rentré en France après ses deux années de prison au Danemark (une fosse de 6 mètres de profondeur, 3 mètres sur 3) son objectif a bien évidemment été de faire rééditer ses livres et c'est Gaston Gallimard qui s'en est chargé. L'obstination et l'intransigeance de l'écrivain, en plus de son travail d'écriture phénoménale, m'a véritablement scotché ! Tout comme son esprit critique et sans pitié à l'égard des écrivains et de la littérature de son époque, mais aussi des classiques. Ses réclamations, ses exigences, sur des années, sans cesse renouvelées, son obsession : que ses livres soient publiés en poche, pour que la jeunesse ait accès facilement à son oeuvre, et figurer dans la Pléiade de son vivant, ce qu'il obtiendra à quelques mois de sa mort en 1961, et après des années de relances, de menaces et d'invectives en tous genre... pour ça, on pourra dire qu'il aura harcelé la N.R.F. ! Oui, il aura bien rouspété le vieux, se sera bien défoulé et aura bien emmerdé ses ennemis aussi, seul contre tous, il aura ridiculisé le petit monde des vainqueurs, épurateurs, pilleurs et accusateurs, journalistes et intellectuels, à travers ses écrits et ses lettres. Il en aura aussi fait voir de toutes les couleurs à un Gaston Gallimard véritablement patient et aimable malgré tout, car c'était aussi un jeu, cette correspondance : "Vous avez toujours 18 ans, écrira-t-il à Céline, et c'est ce que j'aime en vous - et c'est ma faiblesse vis-vis de vous." Les lettres sont vraiment drôles, émouvantes, délicieuses, terriblement culottées, pleine de sarcasmes, d'humour, de finesse, le langage y est très fleuri ! Céline fidèle à son style, fidèle au personnage vociférateur de ses romans, et celui qu'il s'est créé, le Clochard de Meudon n'ayant à plaire à personne, complètement débarrassé des bonnes manières (à part vis-à-vis des vrais et très rares amis) et pouvant ainsi se permettre la provocation à tous les niveaux possibles. Bien sûr, ça n'est qu'une facette du personnage...
Des extraits ? Je régale allez !
En 1932, après avoir proposé le manuscrit du Voyage aux éditions Gallimard, on lui demande de le résumer par courrier, d'en parler un peu. Et il dit ceci, entre autres, car la lettre est assez longue : "700 pages de voyages à travers le monde, les hommes et la nuit, et l'amour, l'amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de là, pénible, dégonflé, vaincu [...] Je ne voudrais pour rien au monde que ce sujet me soye soufflé. C'est du pain pour un siècle entier de littérature [...]"
Dans des lettres à Jean Paulhan, associé de Gallimard, sur le Voyage : "Que je me taise cela suffit... Et puis en plus le Voyage à faire digérer qu'on ne me PARDONNERA JAMAIS encore moins que tout le reste !"
Ou sur la seconde guerre : "La guerre 39 me semblait imbécile, une reprise de 14-18, de 70... anachronique, grotesque. Cela surtout. Je lui reprochais : Son mauvais goût. Le mauvais goût conduit au crime, prétendait Stendhal."
Sur Proust : "Oh Proust [...] hanté d'enculerie ! Il n'écrit pas en français mais en franco-yiddich tarabiscoté absolument hors de toute tradition française. Il faut revenir aux mérovingiens pour retrouver un galimatias aussi rebutant. Ah ça ne coule pas ! Quant aux profonds problèmes ! Ma doué ! Et la sensibilité ! Pic Poul ! Cependant je lui reconnais un petit carat de créateur ce qui est RARISSIME, il faut l'avouer. Lui et Morand, mais qu'y reconnaissent les critiques ? Ces chiens borgnes, bigles, oreilles fausses, tout faux ! Pitié."
Sur les romans et Balzac : "Je vois et lis toujours dans l'horripilant ! Tous ces romans y compris Balzac me semblent toujours autant d'impostures[...] Ce sont pour moi des plans de roman, mais tout reste à faire, l'essentiel, le rendu émotif ! [...] Ils pérorent, rhétorent, moralisent, maximent, mais de musique, point l'once. La musique seule est un message direct au système nerveux. Le reste blabla. Ils ne sont point bâtis pour transposer émotivement. Ce sont des goujats et des brutes, des brutes maniérées alambiquées, dissertantes [...] si heureux de leurs "ébauches" de romans ! [...] L'incompatibilité entre nos goûts est totale, irréductible, sans doute ce qui a existé entre les impressionnistes et le jour d'atelier. Je trouve qu'aucun de ces bafouilleurs n'est "DANS LA CHOSE". Ils se branlent éperdument À L’EXTÉRIEUR."
Sur l'Allemagne : "L'Allemagne me fait naturellement horreur. Je la trouve provinciale, lourde, grossière [...] Ah je ne suis point germanisant nom de Dieu ! [...] Pour moi l'Allemagne c'est celle des hommes de 14, la gare de l'Est ! la ligne des Vosges, la mort, la saucisse, le casque à pointes, les livres de Jules Huret, et puis Charleroi et puis l'invalidité 75 pour 100, à 20 piges ! [...]
Sur le manque de pub sur ses livres, dans une lettre à Claude Gallimard : "Il serait grotesque et hautement PRÉJUDICIABLE (à nous deux !) qu'on continue à me considérer comme un vague et dégoûtant SUIVEUR d'un Sartre, d'un Miller, d'un Genet, d'un Passos, d'un Faulkner, alors que je suis MOI, l'inventeur, le défonceur de la porte de cette chambre où stagnait le roman jusqu'au VOYAGE. Vous semblez avoir honte de le faire savoir et écrire et clamer ! France d'abord nom de Dieu ! en ce pays où il n'y a plus de valable que la cuisine et les belles-lettres."
A Gaston Gallimard : "Mon cher Ami, je vais vous étonner encore plus ! Je suis un type dans le genre de Ben Gourion... Ben ne veut pas lâcher son Sinaï avant qu'on lui ait donné deux petits îlots... moi je ne lâcherai pas mon Sinaï (D'un château l'autre en cours d'écriture en fait) avant qu'on m'ait donné 1° la Pléiade 2° l'édition de Poche [...]
Dans une autre lettre toujours sur le même sujet : "Comme je vous l'ai dit, et comme vous ne le voulez pas entendre, je ne lâcherai mon Sinaï que contre 1° une avance de 2 millions content. 2° et la garantie d'un versement de 100 000 francs par mois à titre de droit d'option et d'avance sur le manuscrit suivant (pendant 5 ans) 3° un contrat pour la parution d'un de mes chefs-d'oeuvre dans votre Pléiade 4° Je retiens votre offre et le montant (750 000) (que vous toucherez aussi, et sans rien foutre, satané parasite) pour le courant de 57 [...]
Sur le succès de ses livres en poche, dans une lettre de 61 : "Je vois que mes livres de poches partent très bien, enfin du succès entre les WC et guichets !"
Sa dernière lettre à Gaston Gallimard, en date du 30 juin 1961, est émouvante. Il l'a rédigée après avoir terminé l'écriture de Rigodon. Il est mort le lendemain, le 1er juillet, à 18h.
Bref vous l'aurez compris, j'ai pris énormément de plaisir à la lecture de ce livre !